Le Japon invente la croissance zéro ! 
	 
	Tokyo reste à mes yeux, la capitale la plus harmonieuse au monde : la ville 
	est gaie, parfaitement entretenue. Derrière les grandes avenues 
	congestionnées, se perpétue une animation villageoise autour de boutiques 
	traditionnelles et d’innombrables restaurants. Les relations entre Tokyoïtes 
	sont toujours courtoises, et dans le métro immaculé les jeunes laissent leur 
	siège aux personnes âgées. Nul n’est pauvre ou plus exactement nul ne le 
	paraît (la réalité est plus brutale : les écarts de revenus sont plus élevés 
	qu'en France) : le Japon reste tout de même la société la plus 
	culturellement homogène au monde, aux aspirations fondamentalement 
	égalitaires, courtoise envers les étrangers à condition qu’ils n’immigrent 
	pas. Ou une immigration très contrôlée.
	Rien en apparence ne révèle que, depuis 20 ans, la croissance économique 
	ici est en panne : 0,48% de PIB réel par an en moyenne de 2000 à 2009 (avec 
	- 5,2 en 2009), 1,1 en moyenne sur vingt ans. Le niveau de vie ne baisse pas 
	pour autant parce que, depuis 2005, la population totale diminue : à ce 
	rythme, il ne subsistera au Japon, vers 2050, que 90 millions de Japonais. 
	Beaucoup d’entre eux estiment que c’est largement suffisant. 
	 
	La stagnation suscite peu d’émotions collectives puisqu’elle ne se traduit 
	pas par la misère : on compte bien quelques chômeurs mais rares, souvent 
	dissimulés dans des petits boulots de service et de type précaire (34% de 
	précaires à ce jour), loin du cliché de l'emploi à vie. Les grandes 
	entreprises tendent tout de même à conserver dans leurs effectifs les 
	salariés superflus et âgés, quitte à les payer moins : ici, on réduit les 
	bonus plutôt que de licencier. Et les jeunes baguenaudent le plus longtemps 
	possible avant de trouver un emploi et de se transformer en salarymen 
	sérieux, vers les 30 ans. Les jeunes femmes, après leur mariage, s’en 
	retournent rarement au travail.  
	 
	Mais le Japon a de beaux restes et il en vit bien. Ses placements à 
	l’étranger lui rapportent une rente de situation : c’est un pays holding. Et 
	dans les secteurs de pointe, les entreprises japonaises détiennent souvent 
	un monopole mondial : le premier I-Phone, par exemple, fut –en valeur – pour 
	40% Made in Japan, avec des composants que seul le Japon produit. 
	Cent pour cent des moteurs des disques durs d’ordinateurs sont fabriqués au 
	Japon. Les nouvelles générations d’Airbus et de Boeing n’ont été rendues 
	possibles que grâce aux fibres de carbone Made in Japan : Boeing est, 
	dans sa fabrication, plus japonais qu'américain. Il n’est pas un dérailleur 
	de vélo moderne qui ne soit japonais. Ni un film protecteur d'écran plat ! 
	On pourrait égrener ainsi les monopoles japonais en électronique, 
	automobiles, aciers spéciaux. Une belle rente fondée sur l’innovation (le 
	record mondial des investissements en RD/PIB est toujours détenu par le 
	Japon ), mais seulement une rente qu’à tout moment Américains, Européens, 
	Coréens ou Chinois pourraient confisquer à leur profit : adieu alors à la 
	croissance zéro qui deviendrait négative ! 
	 
	Sur ce thème, on rencontre deux types de discours, l’appel au renouveau ou, 
	au contraire, l’idéalisation de la stagnation.  
	 
	Du côté du renouveau, le leader est Eisuke Sakakibara, célèbre économiste 
	qui fut surnommé dans les années 1990 Mr Yen : il fut alors le secrétaire 
	d'Etat aux finances. Un froncement de sourcil de Sakakibara suffisait à 
	faire monter ou descendre la valeur du yen. C’était le temps de Japan 
	Number One ! Aujourd’hui, Sakakibara estime que la stagnation japonaise 
	est très surestimée : “Nous sommes, dit-il, partie intégrante de l’économie 
	asiatique”. La notion de taux de croissance national ne fait donc pour lui 
	plus sens. Il faudrait regarder la zone dans son ensemble, aujourd’hui le 
	plus dynamique au monde. Le dépassement en valeur de la production japonaise 
	par celle de la Chine n’aurait donc pas plus de sens que le taux de 
	croissance japonais : seul l’ensemble compte.  
	 
	Il n’empêche, Sakakibara en convient, que les Japonais manifestent une 
	tendance marquée et nouvelle à se replier sur eux-mêmes : les étudiants ne 
	fréquentent plus les universités américaines, contrairement aux Chinois et 
	aux Coréens et « plus personne, dit-il, n’apprend l’anglais ». Bien des 
	entreprises japonaises se contentent de servir le marché intérieur qui est 
	vaste, prospère et peu concurrentiel : une partie du Japon va donc se 
	démondialisant. 
	 
	Le dernier modèle de Sakakibara est la Corée du Sud ! “Il faut s’inspirer 
	des Coréens, proclame-t-il : ils sont énergiques, ambitieux, et veulent 
	conquérir le monde comme nous il y a cinquante ans”. Etrange retournement de 
	la relation entre le Japon, ancien colonisateur, et les Coréens, longtemps 
	méprisés par les Japonais. À la Corée du Sud, Sakakibara envie aussi un Etat 
	stable qui avance de pair avec les entreprises privées pour rafler, par 
	exemple, le marché des centrales nucléaires aux Français. Il reste à la 
	France, conclut Sakakibara, un avantage comparatif : son taux de natalité. 
	Il aimerait que les Japonaises aient autant d’enfants que les Françaises et 
	attribue cette fécondité à nos allocations familiales et congés maternité. 
	Et à l’immigration ? Sakakibara est l’un des rares intellectuels publics du 
	Japon non hostile à une immigration, mais “contrôlée”. 
	Ce discours, en faveur d’un Japon redynamisé et remondialisé, n’est 
	plus cependant un discours dominant. Il en est un autre, fort à la mode, qui 
	idéalise la croissance zéro et la qualifie d’harmonieuse. Le plus en vue de 
	ses porte-parole est Naoki Inose, écrivain, historien, intellectuel public 
	et puissant vice-gouverneur de Tokyo.  
	 
	Pour Inose, le temps de la croissance, 1868-1990, est une ère révolue : pour 
	résister à l’impérialisme occidental, le Japon a dû s’ouvrir en 1868, 
	adopter les techniques de l’Occident et se rallier à une confortable 
	modernité. Mais cela suffit. Maintenant commence une ère nouvelle : celle de 
	l’Harmonie, sans qu’il ne soit plus nécessaire d’imiter l’Occident. Le 
	modèle de cette ère nouvelle se trouve dans le passé même du Japon. De 1600 
	environ à 1868, le Japon avait vécu dans l’harmonie sociale, une relative 
	prospérité et une excellence culturelle : ce fut l’ère dite de Edo (l’ancien 
	nom de Tokyo), avant la révolution occidentalo-progressiste de l’empereur 
	Meiji. Un nouvel Edo commence, m’annonce Naoki Inose, où les Japonais – 
	moins nombreux mais c’est bien ainsi – vivront dans l’Harmonie sociale et 
	cultiveront les arts. 
	 
	Je rappelle à Inose qu’Edo s’acheva le jour où des vaisseaux de guerre 
	américains (les “bateaux noirs” en japonais) ouvrirent de force les ports 
	japonais aux importations occidentales. Et que les prochains bateaux noirs 
	pourraient très bien être chinois ! Inose en convient. Son rêve de nouvel 
	Edo exigerait, selon lui, une forte armée japonaise. “Nos militaires, 
	dit-il, sont des bureaucrates sans aucune expérience du combat : ils 
	persistent à déployer leurs chars dans l’île septentrionale de Hokkaido 
	comme si l’URSS nous menaçait alors, alors que c’est Kyushu qu’il faudrait 
	protéger contre une invasion chinoise”. 
	 
	“Les Japonais, conclut Inose, sont de grands enfants qui jouent dans leur 
	pays, un Disneyland sous protection américaine”. Inose s’emploie donc à 
	réveiller ses compatriotes : mais ceux-ci souhaitent-ils véritablement se 
	transporter de Disneyland à Edo ? Des jeux vidéo au retour du No et du 
	Kabuki ? Se passer des GIs et de la Septième flotte US ? 
	 
	Et la croissance zéro ne conduit pas nécessairement à une nouvelle 
	civilisation, à un nouvel Edo : du temps d’Edo, le Japon était 
	autosuffisant. Aujourd’hui, il est tributaire de ses exportations vers la 
	Chine autant que la Chine est tributaire du savoir-faire japonais pour 
	réexporter à son tour. La croissance zéro, le retour d’Edo est une utopie 
	possible. Le réveil avec gueule de bois, du type que procure l’abus de 
	Shôchû, alcool local, c’est aussi un avenir possible. 
	 
	Guy Sorman  
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