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    1/5/10 | Guy Sorman | 
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	 L’Etat-providence a détruit l’Europe ! La tragédie de l’euro dépasse de loin le seul cas de la Grèce et cette tragédie n’est financière qu’en apparence. Le mal est plus profond : il atteint tous les pays membres ou finira par les toucher tous. Il ne suffira pas de remettre un peu d’ordre dans les comptes publics, d’épargner la Grèce de la faillite, de réconforter les créditeurs de l’Espagne et du Portugal. Ces rafistolages financiers n’empêcheront pas une contagion générale à tous les pays membres de l’Union car tous sont affectés du même mal. Ce mal, certains voudraient le minimiser. On nous dit au FMI, à la Banque centrale européenne, dans les ministères : c’est financier, c’est technique, on sait opérer, cela va passer, il suffit de quelques crédits, de persuader les Allemands, de réduire un peu les dépenses publiques. Et tout reprendra comme s’il n’y avait pas eu de crise du tout ? Quelle illusion, quelle cécité et surtout quel déni de la réalité ! La 
	réalité ? Les fondements de l’Union européenne sont incompatibles avec la 
	manière dont sont gérés les Etats européens. En clair, l’Union européenne 
	est d’origine libérale, conçue comme telle en philosophie politique et en 
	économie et sa seule gestion possible est libérale : tandis que tous les 
	gouvernements nationaux, fussent-ils de droite, ont créé, de fait, de 
	gigantesques Etats- providence d’inspiration idéologique socialiste. Expliquons-nous : à l’origine de l’Europe, un entrepreneur (pas un diplomate mais un négociant en cognac, familier des Etats-Unis), Jean Monnet, après la deuxième guerre mondiale , constatait que les gouvernements européens n’étaient jamais parvenus et ne parviendraient jamais à faire de l’Europe une zone de paix et de prospérité. Au moteur diplomatique, il substitua le moteur économique : le libre échange et l’esprit d’entreprise devraient, envisageait-il, générer des « solidarités concrètes », qui élimineraient la guerre et la misère. Cette intuition libérale de Jean Monnet fut ratifiée, le 9 mai 1950, par 
	les principaux artisans de la première Communauté économique européenne, 
	trois démocrates-chrétiens, Konrad Adenauer, Alcide De Gasperi et Robert 
	Schuman : ces hommes-là partageaient une même conception morale de la 
	politique et une même analyse économique, méfiants envers l’étatisme 
	identifié alors, à bon droit, avec les totalitarismes guerriers. La 
	Commission de Bruxelles, puis la Banque centrale européenne n’ont eu de 
	cesse de rester fidèles à cet esprit libéral des origines. Le libre échange, 
	grâce au soutien constant de la Commission de Bruxelles, a attisé l’esprit 
	d’entreprise contre les protectionnismes et monopoles nationaux. Et l’euro 
	fut créé pour contraindre les Etats à équilibrer leur budget, dans le droit 
	fil de la théorie monétaire libérale. Hélas, les gouvernements nationaux ont cru qu’il serait possible d’accumuler les bénéfices de l’Europe libérale, tout en superposant les délices électoraux du socialisme. On appelle ici « socialisme » la croissance infinie de l’Etat-providence, l’accumulation des assurances sociales et des emplois protégés par l’Etat. Ce socialisme de fait, sédimentation de promesses électorales et de droits acquis, s’est développé en Europe infiniment plus vite que l’économie et que le nombre des habitants. Ce socialisme de fait ne pouvait donc être financé qu’à crédit, sans risque croyait-on, puisque l’euro paraissait « fort ». Cet euro fort a rendu fous ses détenteurs : tout soudain parut accessible 
	au crédit. Il en est résulté un endettement remarquablement homogène, dans 
	tous les pays d’Europe, de l’ordre de 100% de la richesse nationale, entre 
	91% en Allemagne et 133% en Grèce : un écart assez modeste entre ces 
	extrêmes, reflet d’une même dérive social-étatiste. Entre l’Allemagne, la 
	Grèce, l’Espagne ou la France, la différence aujourd’hui tient moins à 
	l’endettement et au mode de gestion des Etats – plutôt similaire - qu’à la 
	capacité de remboursement variable selon les débiteurs. Tous les Etats 
	européens ont été gérés « à la socialiste », en contradiction avec les 
	principes libéraux de l’Union européenne : certains seront mieux à même de 
	faire face aux échéances que d’autres, mais tous ont dérivé ensemble. Expliquera-t-on cette dérive fatale ? Les idéologies en sont la véritable 
	cause. Le socialisme domine les esprits en Europe, tandis que le libéralisme 
	est harcelé par le monde universitaire, médiatique et intellectuel. Soutenir 
	le marché contre l’Etat, préconiser l’Etat modeste passe en Europe comme une 
	perversion « américaine ». Et l’idéologie socialiste est suffisamment 
	enracinée pour qu’il soit presque impossible à un homme politique d’être élu 
	sans promettre encore plus de solidarité publique et encore moins de risque 
	individuel. Ces Etats-providence, par leur coût financier et la 
	déresponsabilisation éthique qu’ils légitiment, ont asphyxié la croissance 
	économique en Europe : nous sommes le continent du déclin, mais du déclin 
	solidaire. Voici que l’on nous présente la facture grecque : elle ne sera pas la 
	première du genre. Qu’en faire ? Il nous serait loisible de ne pas la régler 
	: au fond, pourquoi un modeste contribuable français ou allemand paierait-il 
	les impôts auxquels a échappé un Grec riche, tout cela pour financer des 
	syndicats ou des militaires grecs ? Mais la finance européenne est si 
	enchevêtrée que l’euro dû par la Grèce l’est en réalité à une banque 
	allemande ou française. Par conséquent, que les non Grecs volent au secours 
	ou pas de la Grèce n’y changerait rien : notre faillite serait collective. 
	Nous nous croyions citoyens d’une nation mais nous sommes débiteurs pour 
	toutes. Si les Européens ne règlent pas la facture grecque, les factures du 
	Portugal, de l’Espagne, de l’Italie s’ensuivront d’autant plus vite que la 
	banqueroute de la Grèce retentirait sur la valeur de tous nos euros. Comment sort-on d’une tragédie ? En gagnant du temps, en la niant, en se suicidant, ou en disant la vérité. À ce seuil de l’histoire qui se fait, il est improbable de prévoir lequel de ces scénarios l’emportera. Aux origines de l’Europe, Jean Monnet avait dit la vérité et des hommes d’Etat l’expliquèrent aux peuples : ceux-ci comprirent. Aujourd’hui, ce n’est pas la crise grecque qu’il convient d’expliquer mais le chemin qui y a conduit. Ce n’est pas la dette grecque ou espagnole qu’il s’agit de résorber : il s’agit de mettre un terme ou non, à la stratégie du déclin européen. À tout prendre, on devrait remercier les Grecs qui, par inadvertance certes, ont interrompu la sieste européenne. Guy Sorman 
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