| Ma chère enfant, c'est à dessein que je n'écris pas ton prénom, au
    début de ces pages qui te sont destinées. Je ne veux pas te compromettre. J'ai beau
    savoir qu'entre toi et moi l'Océan ouvre un abîme où se dilue le venin des hommes, je
    ne puis m'empêcher de craindre que la folie du Vieux Monde finisse par contaminer le pays
    neuf où tu t'es réfugiée. C¹est pour te mettre en garde contre les actes malveillants
    et les paroles trompeuses des faux amis de l'Humanité, que je prends aujourd'hui le
    risque de t'expédier, par des voies secrètes et le dévouement de quelques amis, ces
    écrits clandestins portant mes dernières pensées d'homme libre et le meilleur
    témoignage d¹une affection trop mesurée du temps où nous vivions ensemble.  Certaines
    révélations te paraîtront difficiles à croire. Elles ne correspondent pas tout à fait
    à l¹image que la presse libre donne de notre continent perdu. Cette image est seulement
    déplorable ; or, la réalité que tu vas découvrir est monstrueuse. Au-delà d'un
    certain degré, l'horreur échappe au va-et-vient des opinions et des polémiques dont
    vivent les journaux. On ne joue pas au tennis avec des boulets incandescents. Vos
    chroniqueurs brillants et cultivés ont beau condamner le régime qui a pétrifié à
    l¹improviste notre vieille démocratie, ils n'égratignent que des ridicules de surface ;
    ils en méconnaissent les abîmes. S'ils savaient, ils seraient pris d'angoisse et de
    vertige, ils perdraient sans doute leur assurance naïve en leurs propres valeurs. Aussi
    convient-il de les maintenir dans l'ignorance. Mais il est indispensable qu'un petit
    nombre, dont tu es, supporte l'éclat du soleil renaissant. Il n'y va pas seulement de
    leur salut, mais du salut du monde.  
    Je voudrais te dresser un tableau aussi complet que possible de la situation, mais je
    suis soumis à l'urgence. Je dirige un groupe d'activistes dont la tête est mise à prix.
    Sous le nom d' "irrécupérables ", nous sommes un objet de dédain et de haine
    pour les esprits éclairés de l'univers entier ; pour toi aussi peut-être, car on ne
    peut rester imperméable à l'endoctrinement. Si nous succombons, je compte sur toi pour
    témoigner de nos intentions et de notre véritable inspiration. 
     
    Ces pages ont encore un autre but, tu le devines : te faire comprendre, sinon aimer,
    l'étrange père que je fus pour toi ; cette ombre qui traversa ton enfance,
    insaisissable, décevante, je voudrais lui donner la consistance d¹une présence qui
    t'accompagne et te préserve.  
    Je n'ai guère veillé sur tes jeunes années ; du moins les épreuves que je subis me
    permettent-elles de te mettre en garde contre le péril qui menace. C'est le seul
    héritage que je te laisse, mais la flamme vacillante de mon âme n¹aura pas brûlé en
    vain, si elle transmet à ton coeur l'incendie d'Amour.  
    Je ne reviendrai pas sur les événements qui éclatèrent chez nous vers la moitié de
    ce siècle. Tu en as suffisamment mesuré la gravité pour décider d'émigrer. Je me
    souviens de nos discussions, lorsque je cherchais à te retenir. Tu devinais, par
    intuition, le cours de l'histoire à venir, prenant le contre-pied de toutes les
    prévisions raisonnables. Le magnétisme de tes dix-huit ans te faisait communiquer avec
    les couches profondes qui gouvernent nos destins, tandis que mon âge mûr se satisfaisait
    d'une logique primaire, accordée à ses habitudes et pompeusement dénommée "
    expérience ".  
    Même si j'étais bien conscient de la faillite économique, de la déliquescence
    morale et de l'avachissement de la nation, j'avais accueilli sans enthousiasme le retour
    à un pouvoir fort, déterminé à rétablir l'ordre dans tous les domaines. Il y avait en
    moi un vieux fond d'anarchisme qui sympathisait avec tous les trublions, les exclus, les
    ramenards. Lorsque tu m'avais annoncé ton intention de quitter la France, j'avais cru
    d'abord que tu poussais à sa limite, avec l'excès de la jeunesse, ma crainte d'une
    dictature. Et puis tu as eu cette parole - c'était le matin, devant la fenêtre ouverte,
    ton visage, à contre-jour, se détachait sur le tapis mouvant des glaïeuls et des
    hortensias -, tu as dit : " Ce ne sont pas ceux d'à présent qui me font peur, mais
    ceux qui viendront après, et qui vont les balayer. "  
    D'où tenais-tu cela ? Il m'a fallu beaucoup d'épreuves et de douleurs pour accéder
    à certaines vérités qui se donnaient à toi sans effort. Je l'ai compris plus tard : le
    fait que la politique s'incarne dans les masses lui impose d'obéir davantage aux lois de
    la matière qu'à la volonté humaine. Une impulsion, nécessaire pour quitter un certain
    état de la société, engendre immanquablement un reflux annulant la réforme et ramenant
    à l'état antérieur, mais sous une forme intensifiée. Ainsi une Restauration est-elle
    toujours nécessaire pour que les idées d'une Révolution s'imposent définitivement. Ce
    mouvement de pendule, dans tes entrailles, tu le pressentais. Mais la nature particulière
    de notre nouvel État est trop terrifiante pour que tu puisses la concevoir de toi-même.
    Tu devras me croire sur parole.  
    En quelques mois, après ton départ, la situation se détériora. Les gouvernants se
    trouvaient écartelés entre les revendications, toutes très légitimes et toutes
    contradictoires, de minorités multiples. Chacune exhibait ses plaies, exigeait vengeance
    et réparation. Les informations des medias se réduisaient à un défilé de pleureuses.
    Le pouvoir, dans cette confusion, s'efforçait d'établir des règles de coexistence en
    fonction du bien commun. C'était vouloir construire une voie ferrée sur la mer. Chacun
    ressentait en lui-même la tension insupportable entre les discours et la réalité des
    choses. Comme presque tout le monde, j'ai accueilli avec soulagement la révolte qui
    enflamma le pourtour des villes, criblant le pays de mille couronnes de colère.  
    Un incident stupide avait permis aux Puissances d'ombre en attente de se cristalliser.
    Deux jeunes garçons, préparant un engin explosif, avaient été grièvement blessés ;
    les secours empêchés d'intervenir par une bande de gamins lançant des pierres, l'un des
    garçons était mort. Il se trouve que, peu de temps avant, lors d'un débat télévisé,
    il s'en était violemment pris au premier ministre. On cria au complot. Les émeutes
    firent plusieurs victimes et, pour la première fois dans notre pays, des " kamikazes
    " se transformèrent en bombes vivantes dans des centres commerciaux. Le gouvernement
    décréta l'état d'urgence, il fut emporté par l¹irruption du " peuple " dans
    l'Assemblée. Les tribuns de l'ultra-gauche fixèrent leur noyau ; la gelée tremblante
    des grands partis modérés vint se figer autour. La société réelle se reflétait enfin
    dans l'organe qui la représentait. 
    Tout cela est de l'histoire déjà ancienne, tu le connais aussi bien que moi ; je te le
    rappelle seulement pour te faire mieux comprendre mes propres réactions.  
    Le nouveau pouvoir ne me déplaisait pas. Il rétablit l'ordre, non pas en restaurant
    l'autorité, mais en rendant inutile l'usage de la violence pour s'approprier ce qu'une
    justice accommodante finissait toujours par vous accorder. Les baudruches de l'État, de
    la Nation éclataient ; chacun devait trouver son compte au partage de leurs lambeaux. Je
    m'associai à la curée universelle. 
    Peu à peu, le système se mit en place. La loi s'employait à justifier les passe-droits.
    Les grands principes se dissolvaient dans l'eau tiède et sucrée d'un humanitarisme
    généralisé. La morale collait à l'émotion. L'économie pliait devant la rhétorique.
    Les deux valeurs-phares étaient la Différence et l'Égalité ; de leur union proclamée
    naissait une séduisante idole : la Citoyenneté.  
    Le Président, promu assistante sociale suprême, s'engageait à faire votre bonheur ;
    à condition, évidemment, que vous apparteniez au camp des victimes. Mais à quoi se
    réduisait l'autre camp ? Tous ceux qui avaient quelque chose à perdre avaient fui ; les
    laissés-pour-compte affluaient ; quant à la masse des gens ordinaires, lente à se
    mouvoir, elle oscillait au vent des promesses et des avertissements. 
    Il fallut bientôt sévir contre certaines attaques ; elles venaient, pour la plupart, des
    pays étrangers, inquiets de nous voir engagés dans cette aventure. On réagit en
    contrôlant l'information. Puis, de l'intérieur, certains esprits revêches se mirent à
    contester les nouveaux diktats, car les revendications des minorités, l'accès pour tous
    à la Mémoire réparatrice, avaient conduit à prendre quelques libertés avec
    l'Histoire. 
    On riposta en revisitant le passé à la lumière de la conscience actuelle et en y
    débusquant une longue série de " crimes contre l'Humanité " : croisades,
    monarchie, nationalisme, colonisation, transformations de la nature, etc. Dès lors,
    quiconque se référait à ces sujets sans en dénoncer l'horreur, tombait sous le coup du
    délit de " complicité pour crime contre l'Humanité " et ne s'en relevait
    généralement pas.  
    D'ailleurs, à l'Université, la Sociologie régnait sans partage. Cette discipline
    floue, avorton de la Philosophie, elle-même fille bâtarde de la Théologie, imposait sa
    loi même aux sciences de la matière et de la vie. La notion " fasciste " de
    vérité éclatait en une myriade de points de vue concurrents, tous devant être reconnus
    également valables, sous peine, là encore, de condamnation en justice pour
    discrimination. 
    Malgré cela, pour qui se contentait de vaquer à ses occupations sans trop lever les yeux
    ni la tête, la vie était tout à fait supportable. J'étais de ceux-là, comme tu le
    sais. Mon métier de comptable ne me disposait guère à courir après les horizons ;
    combien de fois ta mère m¹avait-t-elle reproché ma " médiocrité ", avant de
    partir avec son diplomate chinois... J'avais mon cercle d'amis proches, quelques amours
    sans engagement, peu de rêves, pas d'ambition ; ma culture, un peu supérieure à la
    moyenne, m'autorisait un certain scepticisme dont, par paresse, je ne tirais pas toutes
    les conséquences ; je me laissais manoeuvrer comme tout le monde en pensant n'être pas
    dupe, ce qui ménageait mon amour-propre sans déranger mon conformisme ; bref, j'étais
    certainement heureux, selon la loi commune. 
    Et puis peu à peu, insensiblement, nous avons glissé vers la folie.  
    Je fus long à l'admettre, je l'avoue ; il fallut pour m¹en convaincre plusieurs
    bouleversements de ma vie quotidienne. 
    Mon patron, un petit entrepreneur, fut condamné à une forte amende parce qu'il
    n'employait pas le quota imposé de " personnes invitées " (on n'avait plus le
    droit d'employer le terme, jugé discriminatoire, d'" immigré ") ; comme il ne
    pouvait s'acquitter de sa dette, on lui confisqua son entreprise qui, après son suicide,
    fut gérée par des administrateurs délégués. Mon travail en fut beaucoup modifié. Le
    matin, je m'occupais encore des comptes de l'entreprise, mais cela me prenait peu de
    temps, car les affaires périclitaient à toute allure. Mes après-midi étaient
    consacrés au " service citoyen ". Je devais prendre en charge une "
    personne invitée " récemment arrivée, la guider dans ses démarches pour
    régulariser sa situation, lui trouver un logement, l'informer sur ses droits, lui
    enseigner les rudiments de notre langue, sans faire preuve, il va sans dire, du moindre
    paternalisme et en lui assurant que nous lui étions redevables d¹avoir choisi notre pays
    pour terre d'accueil.  
    J'eus la chance d'être mis à la disposition d'Abdou, un jeune Africain fort
    sympathique avec qui j'entretins bientôt des relations quasi-fraternelles. J'expédiais
    ma besogne de la matinée et je le retrouvais dans un petit restaurant où il était
    encore possible de trouver du vin acceptable et de parler librement. Vis-à-vis de moi,
    Abdou n'abusa jamais de l'autorité que lui conférait sa position. Certains collègues,
    moins avantagés par le sort, subissaient un véritable esclavage. 
    Nos salaires n'avaient pas baissé, mais les charges augmentaient sans cesse ; il ne
    restait presque plus rien pour vivre. Si l'on s'en plaignait, on se voyait aussitôt
    objecter " le privilège d'avoir un travail, par rapport à ceux qui n'ont rien et
    vivent de la solidarité publique " ; on se gardait bien d'ajouter qu'ils gagnaient
    plus que nous, ne payaient pas d'impôts et avaient accès à de nombreux avantages. 
    Nous évoquions souvent, Abdou et moi, cette situation que lui aussi trouvait injuste et
    absurde ; il se demandait pourquoi notre pays, cas unique dans l'Histoire, s'acharnait à
    s'autodétruire. Voyant mon état se détériorer, c'est lui qui me proposa de changer mon
    statut et de voir si je n'avais pas droit, moi aussi, à quelque chose, au lieu de faire
    partie du troupeau corvéable à merci.  
    Un après-midi, je me rendis donc au Bureau d'Aide Sociale pour me renseigner sur la
    catégorie de victimes à laquelle je pourrais être assimilé. Il y avait là deux jeunes
    dames fort empressées qui s¹occupèrent de mon cas.  
    Après avoir bien cherché, fouillé toutes les poches et les revers de ma pauvre
    existence, il apparut que je n'avais, en somme, à me plaindre de rien. Certes, beaucoup
    parmi mes ancêtres, avaient donné leur vie pour la patrie ; s'ils avaient été
    d'origine étrangère, j'aurais eu droit à une pension, car on supposait qu'ils
    n'auraient pas pris les armes de leur plein gré ; mais ce n'était pas le cas : mes
    grands-parents ne faisaient que défendre leur territoire, où était leur mérite ? Si,
    de plus, ils avaient été gradés, je risquais de devoir payer des dédommagements aux
    descendants d'objecteurs de conscience ; heureusement, les miens n'étaient jamais sortis
    du rang. Je frémis et remerciai. Au moment de partir, il me revint en mémoire qu'une de
    mes grand-tantes, missionnaire, avait fondé une école en Afrique Noire et était morte
    des fièvres qu'elle aidait à combattre. Ces dames eurent la gentillesse de faire comme
    si elles n¹avaient rien entendu, car, comme on me l'expliqua d'une voix suave,
    reconnaître un lien avec la secte proscrite des colonisateurs, et chercher à s'en
    prévaloir, exposait à une inculpation immédiate. Je sortis en nage, conscient d¹avoir
    frôlé des abîmes. Abdou me dit en riant : " Tu aurais au moins pu réclamer parce
    que tu es moche. Vrai, la nature ne t'a pas avantagé ! C'est un handicap comme un autre,
    je connais plusieurs personnes qui en vivent. " Mais il fallait retourner dans les
    bureaux, c¹était au-dessus de mes forces.  
    La société s'effondrait au ralenti, sans drames, avec une logique atroce. L'amour
    ruisselait de tous les discours, de tous les médias, de toutes les oeuvres
    subventionnées ; ce n'étaient partout que démonstrations de solidarité, de vertu,
    d'humanité ; comment, d'ailleurs, supporter que l'on s'oppose à cette vague de tendresse
    ? Les réfractaires, grumeaux indignes dans la pâte de la bonté universelle, étaient
    écrasés en douceur. Les bons sentiments emplissaient tout l'espace de leur marmelade
    écoeurante, s¹immisçaient dans le moindre interstice de la vie privée, noyaient
    jusqu'au ciel ; le vent même n'avait plus de goût. 
    On vit des scènes stupéfiantes : la religion se vautrant à ras de terre, les évêques,
    les archevêques, les cardinaux s'offraient eux-mêmes en sacrifice, exigeaient que leur
    corps fût débité comme viande de boucherie et distribué aux pauvres. Ils furent
    bientôt imités par les prêtres et toute l'élite des chrétiens engagés, sous
    l'acclamation des athées et des agnostiques. Un groupe de végétariens rigoristes
    reconnut là, toutefois, une forme de discrimination et conspua l'Eglise, coupable encore
    de partialité jusqu¹en ses ultimes renoncements.  
    C¹est à cette époque-là que fut inventé le " Pacte de Sans ". Ce
    dispositif fut mis en place de façon très discrète, quasi clandestine ; comme si ses
    promoteurs eux-mêmes hésitaient à projeter cette idée dans la réalité et
    s'accordaient un délai d'expérimentation. Abdou, craignant que je mette fin à mes
    jours, comme beaucoup de désespérés échappant à la compassion collective, m'en
    signala l'existence : 
    - C'est fait pour les gens comme toi, ceux qui sont fatigués d'avoir à tout porter sur
    leurs épaules. Le " Pacte de Sans " leur donne accès à tous les droits sans
    aucune obligation. Nous allons nous retrouver à égalité.  
    - Tu rêves, Abdou, comment le pays pourrait-il survivre dans ces conditions ? C¹est
    complètement absurde ! 
    - Tu n'y crois pas ? Écoute, je me charge de toutes les démarches. D'ailleurs il est
    très bien vu d'être parrainé par une " personne invitée ". Tu n'auras qu'à
    lire le contrat et signer si le coeur t'en dit... 
    Il me rapporta peu après un dossier officiel. Si j'acceptais d'être reconnu comme
    démuni de toute ressource et de toute attache, sans patrie, sans foyer ni famille, sans
    propriétés ni distinctions, sans convictions ni prétentions particulières, je pouvais
    vivre aux frais de la société, profiter gratuitement de tous les services publics, me
    servir sans payer dans les Magasins Généraux, occuper librement un logement
    réquisitionné, sans rien devoir en contrepartie. C'était trop beau. Je cherchais la
    faille. Je lus et relus le formulaire sans y repérer le moindre alinéa ambigu ou
    suspect. Incroyable !  
    J'hésitais. Je m'informai auprès de mes connaissances. Plusieurs avaient déjà fait
    ce choix et s'en trouvaient fort bien. Pour une fois, un gouvernement allait au-delà de
    ses promesses et au lieu de nous appeler au sacrifice, nous invitait au bonheur. Pourtant,
    quelque chose me retenait. J'avais toujours accordé une place essentielle à
    l'indépendance d'esprit, même si ma vie morne le manifestait fort peu. Dans les moments
    d'inquiétude, je me représentais mon esprit comme un minéral aux surfaces et aux angles
    bien nets ; dans son épaisseur, il rayonnait d'un éclat plus ou moins vif, que
    j'appelais " moi ", un centre autour duquel je pouvais me pelotonner jusqu'à
    être presque réduit à rien, sauf, justement, à cette vibration lumineuse. Je n'y
    pensais pas souvent, mais c'était une secrète fierté, un placement sur l¹inconnu. Les
    génies, les saints, étaient ceux qui s'étaient laissés tout entiers consumer par cette
    étincelle intérieure ; je ne les enviais pas, sachant à quelles existences misérables
    cela les avait condamnés, mais j'avais plaisir à croire que résidait en moi, comme en
    eux, une part d'absolu. J'avais peur, en signant le Pacte, d'éteindre cette petite
    flamme.  
    Et puis, ce projet me semblait indéfendable sur le plan économique. Si tout le monde
    pouvait bénéficier du Pacte, qui continuerait à travailler ? Déjà, nous ne survivions
    que grâce à la décision des autres pays d'annuler notre dette. Certes, quelques
    nations, dirigées par des mouvements révolutionnaires, soutenaient notre expérience.
    Nos dirigeants avaient obtenu des organisations internationales qu'elles n'interviennent
    pas autoritairement ; on nous tolérait, on nous enviait peut-être. Mais le Pacte allait
    précipiter notre déclin. 
    Curieusement, c¹est l'inverse qui se produisit. La mise en application du Pacte
    correspondit à une vague de prospérité sans précédent. J'avais un argument de moins
    pour résister. Abdou me fit remarquer que je n'étais plus retenu que par une carapace
    d'orgueil, un esprit de contradiction fossilisé, un corset qui m'empêchait de vivre. Je
    méditai longuement ces critiques et ne trouvai rien à y objecter. Pourquoi s'efforcer de
    rester seul debout, alors que tout un peuple décidait de se coucher ? Au nom de quelle
    valeur suprême ? Je fouillais en vain la zone du coeur, n'y trouvant que la nostalgie de
    la tendresse. Je n'étais pas différent des autres. Pourquoi ne pas m'unir à eux ?  
    J'avoue qu'en ces heures de doute, j'ai pensé à te rejoindre. C'était une bouffée
    d'air qui me faisait tressaillir. Mais aussitôt après j'étais repris par la pesanteur.
    Là où tu es, il aurait fallu se battre encore, se soumettre à de nouvelles contraintes.
    Je ne suis pas un héros - du moins, à l'époque, je n'imaginais pas avoir à le devenir.
    J'étais saisi d'une immense fatigue. Une envie de disparaître, de m'enfoncer dans la
    foule, dans la matière. Dans le sommeil. Alors j'ai signé.  
    J'abandonnais tout, et tout m'était rendu ; davantage, même, puisque tout m'était
    dû. Un badge épinglé à ma veste m'autorisait à faire mes emplettes sans payer, me
    donnait la priorité dans les lieux publics - juste après les personnes invitées - ; de
    plus, ce signe distinctif créait un lien entre tous ceux qui l'arboraient. Je me fis de
    nouveaux amis. Nous nous réunissions souvent, pour le plaisir et de nos discussions
    naissaient des initiatives. (Je m'aperçus bien après que nous étions, en fait,
    manipulés par un petit noyau dépendant des Autorités.)  
    C'est ainsi que je participai à des opérations dont j'ai honte à présent mais qui, sur
    le moment, m¹apparurent comme une juste contrepartie aux privilèges dont je jouissais.
    Il faut dire que peu à peu, la Réaction s¹était organisée ; après une première
    hémorragie d'émigration, certains opposants s'incrustaient et commençaient à
    représenter une menace pour le nouvel État. Des mesures répressives trop accentuées
    auraient fait mauvais effet : on ne peut à la fois proclamer les Droits de l'Homme et
    s'asseoir dessus. Une autre forme de riposte s'était mise en place, " spontanément
    issue des masses ", disait la propagande.  
    Il s'agissait d¹intervenir dans n'importe quel débat tenu par nos adversaires, sur
    n'importe quel sujet, et de tout remettre en cause au nom des " plus pauvres d'entre
    nous ". Ainsi, nous débarquions en plein concert : " Comment osez-vous jouer de
    la musique, alors que des pauvres meurent de faim ? " Cela pétrifiait l'assemblée.
    Après quoi, bons bougres, nous autorisions des réjouissances, à condition qu'elles
    fussent à but solidaire et animées par nos propres artistes.  
    Le Point de Vue des Plus Pauvres : nous détenions là le suprême levier capable
    d'ébranler les colonnes de tous les temples... et d'asseoir un pouvoir absolu. Les vrais
    pauvres, bien entendu, n'y gagnaient rien, car soit ils avaient signé le Pacte, soit par
    dignité ils se terraient dans leur dénuement et leur solitude, et mouraient inconnus.
    Mais, face à ce terrorisme humanitaire, peu à peu les revendications de liberté
    individuelle et de responsabilité s'éteignirent ; l'objectif était atteint.  
    A cette époque, je ne me posais pas trop de questions, je me laissais porter par le
    mouvement général, où je reconnaissais mes idéaux de jeunesse. Qui n'a pas souhaité
    faire le Bien sans qu'il lui en coûte et en satisfaisant, de plus, son instinct de
    domination ?  
    Le temps passait. Je fréquentais moins Abdou que mes nouveaux amis ; quand je le
    croisais, je lui trouvais l'air renfrogné ; un jour, il fit allusion à de ténébreux
    secrets auxquels il avait eu accès et qu'il ne pouvait encore me dévoiler, mais il me
    conseillait de me méfier.  
    Me méfier de quoi ? Nous vivions une époque de paix et de bien-être telle que le monde
    n'en avait probablement jamais connue. D'autres pays se laissaient séduire par notre
    modèle. Tout allait pour le mieux. 
     
    Juste avant mon cinquante-cinquième anniversaire, je fus convoqué à la Direction du
    Bureau d'Aide Sociale. Je me trouvai face à un vénérable bureaucrate à barbe blanche
    qui m'accueillit par une chaleureuse accolade.  
    - Frère, es-tu content de ton sort ? 
    - Oui. Je suis très reconnaissant aux Autorités... 
    - Allons, allons ! Ne mêle pas les sentiments à l'action sociale. Nous ne sommes pas des
    bonnes soeurs, mais des ingénieurs ; nous appliquons un programme scientifique fondé sur
    la Justice et le Partage... Ces deux valeurs ne te laissent pas indifférent, je suppose ? 
    - Non, bien sûr... 
    - Elles reposent sur une approche quantitative, matérialiste de ce qu'on appelait
    autrefois naïvement la " charité ". Or, qui dit Quantité dit Mesure, n'est-ce
    pas ? 
    - En effet... 
    - Et qui dit mesure, dit Limitation dans la durée, tu me suis ? Par exemple : si une
    journée n'en finissait pas, mais s'étirait indéfiniment, n'empêcherait-elle pas le
    renouvellement qui fait l'intérêt de la vie ? 
    - C'est juste... 
    - Si, donc, la vie se prolongeait trop - j¹entends jusqu'à son terme naturel et
    imprévisible, comment serait-il possible de gérer scientifiquement la population,
    d'assurer le remplacement accéléré des générations par lequel s'accroît la
    diversité de l'espèce humaine et s'affirme la chance laissée à l'efflorescence
    d'originalités fabuleuses ? Nos enfants et les enfants de nos enfants ne l'attendent-ils
    pas de nous ? N'avons-nous pas, en leur nom, le droit d'exiger qu'il en soit ainsi ?  
    - Vu sous cet angle, effectivement... 
    - Tu admets donc le principe selon lequel chaque bénéficiaire du Pacte a le droit de
    coopérer au Progrès de l'Humanité ? 
    - Je l'admets... Mais ce droit, comment puis-je l'exercer ? 
    - En cédant la place. 
    - Pardon ? 
    - En acceptant de disparaître à l'âge fixé scientifiquement par les Autorités. 
    - C'est-à-dire..? 
    - Cinquante-cinq ans. 
    - Et... est-il possible de renoncer à ce droit ?  
    - Non ! Ce serait rompre le Pacte. Nous sommes autorisés à contraindre les citoyens à
    jouir de tous leurs droits sans exception. 
    - Bon... Que dois-je faire ? 
    - D'abord, une analyse de sang, c'est essentiel. Et puis, si le résultat est positif, ce
    dont je ne doute pas, ce sera... 
    - La Mort ? 
    - Quel terme excessif ! Quelle dramatisation infantile ! Comme s'il s¹agissait d'un
    squelette avec une faux. Non, nous en avons fini avec ces terreurs d'un autre âge. C'est
    juste un sommeil ordinaire, mais qui dure toujours... 
    - Permettez-moi une question, Frère. N'avez-vous pas vous-même largement dépassé
    l'âge fatidique ? 
    - Eh oui..., soupira-t-il La conscience professionnelle, le dévouement à la chose
    publique nous amènent parfois à renoncer à nos propres droits. C'est le triste lot des
    bureaucrates surmenés... 
    En disant ces mots, il se leva et me désigna la porte du laboratoire attenant où, avant
    que j'aie eu le temps de réagir, une infirmière me préleva quelques centilitres de
    sang. On devait me reconvoquer dans la semaine.  
    Très abattu, je rentrai me confier à mon groupe d'amis. Au lieu de s'attrister, ils
    fêtèrent ce qu'ils appelaient un " heureux événement " : mon inscription
    prochaine au Tableau d'Honneur Citoyen répertoriant, gravés dans le marbre, les noms de
    ceux qui, bon gré mal gré, se sacrifiaient sur l'autel de l'Avenir. J'étais loin de
    partager leur enthousiasme. J'allai raconter ma mésaventure à Abdou. Il m'écouta en
    hochant la tête, avec un sourire amer. Il m'avoua que peu à peu lui était venue l'idée
    que le Système reposait sur un énorme mensonge ; il s¹était mis à enquêter. Ce qu'il
    avait découvert l'avait épouvanté. Il me le murmura à l'oreille dans un jardin public
    presque désert, et je sentis mes jambes se dérober sous moi.  
    Je te transmets à mon tour cette vérité effroyable. D'où venait l'argent qui
    irriguait notre pays ? D'un Pacte signé par nos dirigeants avec des Puissances
    mystérieuses, qui peut-être n'appartenaient pas à notre planète et qu'on nommait les
    Invisibles. Un Pacte de Sang. Nos dirigeants, selon Abdou, s'étaient engagés à fournir
    à ces Vampires des livraisons régulières de sang humain et de foetus avortés, de
    comateux physiquement sains. Ces Êtres là, semblait-il, s'en nourrissaient, ou en
    faisaient un usage inconnu. Moyennant quoi, ils prodiguaient toutes les richesses
    matérielles dont notre société avait besoin. Le " Pacte de Sans " avait été
    institué comme un moyen d'assurer un approvisionnement régulier, avec des personnes
    encore dans la force de l'âge, mais suffisamment engoncées dans leurs habitudes pour
    renoncer à la révolte. C'était exactement mon cas. Abdou me proposa bien de fuir avec
    lui, je ne m'en sentais pas le courage. J'étais devenu incapable d'effort et
    d'initiative. Je décidai de me laisser faire. Je voyais déjà mon nom écrit dans le
    marbre.  
    Enfin le moment redouté arriva. Je l'avais imaginé tant et tant, je ne croyais pas
    être pris à l'improviste. Je pensais qu'on viendrait me cueillir en douceur pour me
    convoyer vers la mort avec le luxe d'un vol de première classe. Mais au lieu de
    charmantes hôtesses, ce furent deux gaillards brutaux qui se présentèrent. Ils
    m'empoignèrent sans ménagements et me jetèrent à l'arrière d'une camionnette
    malpropre. Il y avait là deux femmes et un homme, prostrés ; ils ne firent pas attention
    à moi. Sur leur sinistre tournée, nos chauffeurs ramassèrent deux autres
    quinquagénaires ; l'un d'eux voulut se défendre, on l'assomma à coups de matraque. 
    Je m'aperçus bientôt que nous avions quitté la ville, nous roulions en pleine forêt.
    Nous traversâmes des villages déserts, puis, après avoir franchi trois ou quatre
    barrages, nous abordâmes la région montagneuse interdite d'accès depuis plusieurs
    années. La camionnette s'arrêta au sommet d'un petit mont, où soufflait un vent glacé.
    On nous fit descendre en nous rudoyant ; comme je fixais l'un de nos gardiens, il me
    cracha au visage. Ils repartirent, nous abandonnant dans cet endroit désert. Une femme se
    mit à pleurer. Tout le monde restait figé. J'osai rompre le silence pour demander ce qui
    allait se passer maintenant. Un petit homme engoncé dans son manteau au col remonté, me
    répondit : 
    - Rien. Ils nous ont amenés ici pour se débarrasser de nous. Nous ne sommes pas dignes
    de leur Mort. Notre sang n'est pas bon. 
    Je faillis bondir de joie. J'allais continuer à vivre ! Je voulus partager mon
    allégresse, mais les autres secouèrent la tête d'un air accablé. Finalement notre
    groupe se disloqua et chacun partit de son côté. 
    On me signale que le refuge d'où je t'écris n'est pas sûr, il faudra le quitter sous
    peu. J'abrège donc mon récit. Je t'ai exposé le principal, il me reste à te révéler
    l'essentiel.  
     
    Je passe sur les péripéties vécues pendant de nombreux mois en pleine montagne. Sache
    seulement que je finis par me joindre à un groupe bien décidé à survivre. Au-delà des
    questions matérielles, ce qui nous préoccupait constamment, c'était notre point commun
    : le rejet de notre sang. Comment l'expliquer ? Nous étions de groupes sanguins
    différents et d¹origines diverses. Nous passions nos soirées, autour du feu, à nous
    interroger, à remuer nos souvenirs à la recherche d'un indice. Et c'est venu tout
    doucement, une nuit, au milieu d'une conversation. Je ne sais plus qui d'entre nous, et
    pour quelle raison, se mit à raconter une étrange cérémonie qu'il avait vécue à
    l'âge adulte : un peu d'eau versée sur le crâne, du sel, une onction d'huile ; ce fut
    soudain une illumination générale : tous, nous avions été soumis à ce rituel ! La
    plupart d'entre nous n'en gardaient pas le souvenir, mais on le leur avait raconté.
    Voilà, sans doute, ce qui rendait notre sang impropre à la consommation, pour les
    Invisibles...  
    Peu à peu, par bribes, nous avons reconstitué l'enseignement dont ce premier
    sacrement faisait partie. Il faut dire que, pour chacun de nous, la foi, en admettant que
    nous l'ayons eue, s'était depuis longtemps enlisée dans les marécages d'une vie tout
    entière gouvernée par les idées reçues, les intérêts et les sentiments. Ensemble,
    nous avons soufflé sur les braises étouffées dans nos coeurs. A partir de là, nous
    pouvions commencer à refonder le monde.  
    Des installations militaires abandonnées nous servirent à réaliser une station
    radio. Elle attira vers nous des rebelles, bravant l'interdit au péril de leur vie.  
    Aujourd'hui, Abdou nous a rejoint. Il nous a appris que, là-bas, les exigences des
    Invisibles se font toujours plus pressantes. Il leur faut du sang plus jeune. On manipule
    les adolescents par toutes sortes de moyens pour les rendre violents et dépressifs :
    crimes et suicides complètent les livraisons du Pacte, dont l'âge limite a été
    abaissé à cinquante ans. Mais notre parole, diffusée sur les ondes, gagne jour après
    jour en audience, elle sape les bases du pouvoir de mort, disloque l'archipel du mensonge
    ; ses traits de feu réinventent un chemin pour l'amour vrai et pour la lumière. On
    commence à nous persécuter.  
    Allons, cette fois, il faut partir...  
    Le manuscrit original, en français, de ce texte annonciateur des Grands
    Événements que l'on sait, peut être consulté à la Bibliothèque municipale de
    Providence ( Rhode Island )  
    Marc FORTAN   |