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 Montaigne, pour défendre la liberté 
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    10/12/02 | Claude Reichman | 
| Ce n'est pas par hasard que Joseph Macé-Scaron vient de demander un coup
    de main à Montaigne * pour nous tirer d'un sacré mauvais pas. D'abord il pouvait se le
    permettre : c'est un de ses vieux copains. Et puis Michel Eyquem est vraiment l'homme de
    la situation : " Il faut encore une fois rappeler que depuis ses quinze ans jusqu'à
    l'âge de cinquante-neuf ans où il mourut, Montaigne vécut huit guerres civiles et vit
    sombrer son siècle et sa jeunesse dans une barbarie sans exemple et qu'on put croire sans
    remède. " Côté barbarie, notre siècle à nous, du moins le dernier, n'a pas été
    mal non plus. Deux guerres mondiales, des idéologies criminelles semant la mort et la
    désolation, des atrocités par millions, le mépris de l'homme
N'en jetons plus, la
    cour est pleine. On a pu croire que la chute du communisme allait ouvrir une ère plus
    sereine, une fois l'humanité débarrassée de ce cauchemar. Mais le terrorisme islamique
    a pris le relais. " Le 11 septembre 2001 est venu vers nous un événement dont nous
    mesurons à peine, aujourd'hui, l'onde de choc. L'auguste édifice d'une civilisation
    millénaire s'est écroulé. " Joseph Macé-Scaron n'hésite pas à comparer la
    destruction du World Trade Center avec le sac de Rome en mai 1527, qui ébranla la
    chrétienté pendant près d'un siècle. Car bien entendu ce n'est pas seulement un haut
    lieu de la finance qui s'est écroulé sous les coups d'Al-Qaida, mais l'orgueilleux
    symbole du développement économique et de l'échange sous toutes ses formes, qui sont la
    marque de la civilisation occidentale. Et c'est bien elle qui est visée par les nouveaux
    barbares. Alors oui, Montaigne est le bienvenu, que dis-je : le désiré, dans les rangs
    des défenseurs de la liberté. Liberté de penser tout d'abord. Jamais celle-ci n'a été
    aussi menacée. Non seulement par les guerriers de l'intolérance, mais par tous ceux qui,
    à l'intérieur de nos démocraties, n'ont rien d'autre en tête que de détruire
    celles-ci par dégoût d'eux-mêmes, des sortes de kamikazes armés d'idées aussi fausses
    que folles, des " rien-pensants ", pour reprendre l'excellente formule de notre
    auteur. A leur adresse, il lance la formule assassine d'Umberto Eco : " Le premier
    devoir des intellectuels : rester silencieux quand ils ne servent à rien. " Mais il
    faudra plus que cette injonction pour faire taire les intolérants qui tiennent le haut du
    pavé médiatique. Pourquoi s'y plieraient-ils d'ailleurs ? Ils règnent, en France du
    moins, sur presque tous les médias et c'est eux qui ont le pouvoir de réduire au silence
    toute contradiction.  Les motivations impures des " intellectuels " de gauche Alors Macé-Scaron de s'étonner : " Au sein de toutes les nations européennes, il existe des polémiques très dures, mais jamais de non-débat. " Et de s'interroger : " Que s'est-il passé ? Ces dernières années, le débat en France a pris un tour qui s'apparente davantage aux guerres de Religion qu'à la fructueuse confrontation intellectuelle. " Guerre de Religion ! Voilà, le mot est prononcé. Et l'appel à Montaigne justifié. Car il fut, de tous nos penseurs, celui qui se trouva le plus en situation dans de telles circonstances. Mais au fait, la religion est-elle bien au cur des guerres du même nom ? En réalité, non. Et jamais. Sait-on que l'actuel et terrible conflit entre Irlandais remonte en fait à la déportation par Cromwell, dans l'ouest infertile de l'île, de ceux d'entre eux qui avaient soutenu Charles Ier et à la confiscation et l'attribution des bonnes terres à des colons venus d'Angleterre ? Macé-Scaron n'est pas dupe des prétextes religieux. Ils ne sont destinés qu'à tromper le peuple pour l'entraîner dans la querelle. " C'était un temps où l'on croyait tout. Les protestants rigides, prêts au martyre, avaient, Coligny excepté, des chefs platement ambitieux, concussionnaires et débauchés ; le peuple catholique décidé à sacrifier son repos, son argent, ses enfants à la défense de la foi, idolâtrait une tribu d'aventuriers princiers auxquels le fanatisme servait de tremplin électoral - en 1562, les Guise ne songèrent-ils pas sérieusement à passer au calvinisme ? La passion religieuse servait des intérêts platement terrestres. Sous le masque de la foi les féodaux revenaient. " Alors si cette observation est juste, et qu'elle se renforce d'autres exemples, pourquoi ne pas la considérer comme une théorie ? Joseph Macé-Scaron est en tout cas d'accord sur le principe : " La vérité ne craint ni ne peut craindre la lumière. La meilleure et peut-être l'unique preuve de la qualité d'une théorie est qu'elle résout tous les obstacles qu'on lui oppose ; et plus nombreux sont ceux-ci, plus les raisons que nous avons de la croire vraie augmentent. " Appliquée à l'actuelle guerre de religion idéologique en France, cette théorie donne la clef de lecture suivante. Les " intellectuels " de gauche sont tous payés ou subventionnés par l'Etat à ne pas faire grand-chose, voire rien du tout. Leur hantise et leur motivation fondamentale sont de conserver à tout prix cette situation délicieuse. Pour ce faire, il leur faut mettre leur influence au service exclusif des politiciens qui défendent le régime dont ils sont les nourris. Un régime fondé sur l'exploitation de ceux qui travaillent et sur l'assistance à tous les autres, parmi lesquels une majorité de fainéants et de profiteurs. L'intimidation et la terreur utilisés par les maîtres du monde médiatique à l'encontre de ceux qui ne pensent pas comme eux sont destinées à préserver les oreilles du peuple de toute information, de toute opinion contraire et donc à pérenniser le système politique. Voilà pourquoi on ne peut pas débattre en France. Si Montaigne revenait, il ne pourrait certes pas prononcer à la radio ou à la télévision ces phrases de ses Essais : " Je ne hais point les fantaisies contraires aux miennes. Il s'en faut tant que je m'effarouche de voir la discordance de mes jugements à ceux d'autrui. " Il n'y serait tout simplement jamais invité. Par bonheur il a écrit. Et Joseph Macé-Scaron a rudement bien fait de nous inviter à le lire ou le relire. Pardonnez-moi de vous quitter, j'y vais de ce pas. Claude Reichman * Joseph Macé-Scaron, Montaigne, notre nouveau philosophe, 204 pages, 18 euros (Plon).  |