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	A coups de vrais et faux scandales, la crise remet en
	                  
	question notre civilisation 
	 
	Nouvelle affaire ? Nouveau scandale ? Comme il y en a un par 
	jour, voilà le scandale du jour. Le conseil d’administration de GDF-Suez a 
	voté au mois de novembre des gratifications à ses dirigeants sous forme de 
	stock-options, 830.000 pour le président Gérard Mestrallet, soit un 
	potentiel éventuellement réalisable en 2012 de 7,7 millions d’euros, 300.000 
	pour le vice-président Jean-François Cirelli, soit un potentiel de 2,8 
	millions d’euros. Sommes terribles, sommes astronomiques, qui mettent 
	l’entreprise en émoi. Les syndicats menacent et, s’ils ont toujours la forme 
	olympique, les responsables politiques ne tarderont pas à dénoncer. 
	 
	Essayons, cependant, d’aller au delà de la dénonciation, de l’émotion, de la 
	stigmatisation. Jusqu’à présent, cela n’a pas été vraiment possible. Total ? 
	Un scandale ? La Société générale ? Un scandale ? Valeo ? Un scandale ? La 
	filiale du Crédit agricole ? Un scandale ? Depuis quelques jours, en France, 
	l’économie est un scandale. Si nous pouvions, nous la supprimerions, 
	pendrions les capitalistes, retournerions au troc. Nous ne distinguons plus 
	rien, nous ne réfléchissons plus. Les responsables politiques, dont c’est 
	pourtant l’utilité sociale, ont renoncé à tout rôle pédagogique. A tort. Si 
	l’on reprend les quatre cas cités, on pourrait, en introduisant un peu de 
	raison dans le débat, dire que deux sont scandaleux et deux ne le sont pas. 
	Mais chercher à introduire de la raison dans une telle période est inutile 
	parce que voué à l’échec. Considérons, au mieux, que la colère sans mélange 
	à propos de tout sert au moins d’exutoire à l’angoisse qui nous saisit 
	collectivement au moment où nous commençons à percevoir concrètement les 
	effets de cette crise économique séculaire demeurée jusqu’ici relativement 
	virtuelle. 
	 
	En revanche, le cas GDF-Suez, grâce à ses caractéristiques propres, permet 
	peut-être d’introduire de la nuance, et donc de réfléchir au lien 
	particulier qui unit l’économie et la société, la mécanique et les valeurs, 
	l’argent et sa philosophie. GDF-Suez gagne de l’argent. GDF-Suez distribue 
	des bénéfices à ses actionnaires, parmi lesquels l’Etat, présent à hauteur 
	de 35,7% dans le capital de l’entreprise. GDF-Suez sera, cette année, 
	créateur net d’emplois. A priori, donc, difficile de porter ici la critique 
	qui est portée ailleurs. Jusqu’ici, le choc et l’émotion étaient liés à la 
	contradiction entre des gratifications importantes et des bilans désastreux. 
	Ici, rien de tel. La maison a l’air bien gérée, les dirigeants en sont 
	récompensés. D’une certaine façon, l’histoire a sa morale. 
	 
	Malgré tout, une gêne demeure. Un homme, aussi brillant soit-il, mérite-t-il 
	de recevoir une rémunération de ce niveau ? Quelle conception de la vie en 
	société a-t-on quand on accorde, pour son travail, autant d’argent à un 
	individu ? Au fond, la crise repose ces questions éternelles du sens de 
	l’existence, et du bonheur qu’apporte ou pas un compte en banque abondamment 
	garni. Les réponses sont infinies, et pour une part sans doute 
	l’interrogation est-elle inutile. Les dirigeants d’entreprise, comme les 
	sportifs dans un autre domaine, ou les acteurs dans un autre registre, sont 
	réputés, parfois à tort, avoir des qualités uniques, une intelligence 
	singulière, un sens aigu des situations complexes, l’ensemble conférant à 
	une personne une valeur qui n’est pas quantifiable et qui n’a donc pas de 
	limites. 
	 
	Cela, qui peut se concevoir, à défaut d’être accepté, dans un environnement 
	strictement privé, est à nouveau questionné quand l’Etat, sous une forme ou 
	une autre, est concerné. Concrètement, qu’ont fait les représentants de l’Etat 
	au conseil d’administration de GDF-Suez quand a été posée la question de 
	l’attribution de stock-options aux dirigeants de l’entreprise ? Ont-ils voté 
	pour ou contre ? Ont-ils émis des réserves ? Peut-être le saurons-nous dans 
	les prochaines heures. 
	 
	La question, en tout cas, devient obsédante. Après avoir longtemps 
	tergiversé, le gouvernement semble approcher du moment où il devra prendre 
	une décision. Soit il fait une loi pour tenter de donner un cadre moral aux 
	rémunérations des chefs d’entreprise, soit il n’en fait pas pour ne pas 
	prendre le risque de faire fuir à l’étranger - qui est plus proche qu’on ne 
	le pense - crânes d’oeuf et sièges sociaux. Imaginons une loi. Quel contenu 
	? Que prétend-elle réglementer ? S’applique-t-elle aux contrats en cours? 
	 
	Voilà quelques-unes des questions censées montrer à quel point la crise, 
	douloureuse et angoissante, apparaît aussi comme une source de 
	renouvellement sur le sens de la vie et l’orientation des civilisations.  
	Jean-Michel Aphatie 
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